Paradis inhabité de Ana Maria Matute, Phébus


A l’aube de la révolution espagnole, une maison de la bourgeoisie madrilène est traversée imperceptiblement de tout ce qui agite l’extérieur. A l’intérieur, l’enfance de la narratrice s’écoule, entre des mondes contiguës qui s’ignorent.

D’un côté, le monde des " Géants ", les adultes vus par Adriana, avec leurs secrets rigides, aveugles à la vie telle que la découvre la petite fille, à travers ses passages incessants entre le monde " d’en haut " et celui du bas, celui des domestiques, des isolés, des marginaux, dans cette maison qui, tel un ventre, renferme tout…


De l’autre, la rencontre lumineuse entre Adriana et Gavrila, jeune adolescent, élevé par un vieil homosexuel, relégués tous les deux au dernier étage de la maison.
Le livre se lit d’une traite, porté par une écriture qui rend palpables la force et la vie qui émanent des personnages et des situations.


Un très beau livre.

 

 

Les oiseaux de Tarjei VESAAS, Plein Chant


 

Il s'appelle Mattis, mais on le surnomme " La Houppette ". Ses perceptions sont étranges et qil use d'un langage qui lui est propre : on le considère comme un simple d'esprit dans le bourg norvégien non loin duquel il vit, avec sa sœur Hege la sage, à peine plus âgée que lui, dans une maisonnette isolée au bord d'un lac.

Mattis le sent obscurément : il est des choses qu’il vaut mieux ne pas approfondir ou dont mieux vaut ne pas parler. Lui non plus n’aime pas en demander. Il sait trop quel désarroi le saisit presque aussitôt. Il préfère rêver dans la forêt, écrire dans la boue un message d’amitié à un oiseau. Il faut dire qu'il existe une particulière contiguïté, presque une confusion de nature entre Mattis et les oiseaux. Tout lui est signe et présage : cette bécasse qui survole son logis et qu’un chasseur tue par sa faute, ce tremble que foudroie l’orage et qui représente lui ou Hege… Que Hege meure ou cesse de s’occuper de Mattis, comment vivrait-il ? L’idée chemine dans son esprit et l’obsède quand, devenu passeur sur le lac, il amène chez eux Jörgen le bûcheron...

Petite âme à demi éveillée, cœur d’oiseau qui se débat dans les brumes où s’enveloppe pour lui le monde réel, Mattis en vient à forger son propre destin. C’est ce qui rend si poignante cette histoire d’un simple où Tarjei Vesaas transcrit l’inexprimable enfoui au fond des êtres.

Un univers étrange et beau, un récit magnifique.

 

 

 

 

Le jour d’avant le bonheur de Erri de Luca, Gallimard


Il y a des livres où l’on entre de plein-pied : d’emblée, ils nous touchent, et nous sommes alors happés comme par un courant d’air: une jubilation heureuse…
Roman d’initiation, de formation, longue méditation joyeuse et pleine de vie, la vie napolitaine bien sûr : ce que c’est que grandir, comment grandit-on, nous les humains ? Tensions violentes entre ancrage nécessaire et risque de fermeture, portes ouvertes, portes fermées.
L’ancrage : la ville où l’on a grandi. Naples pour le narrateur, les jeux de l’enfance, la pauvreté, les histoires racontées par les adultes, l’école, la lecture et les livres, la vie aussi autour de chacun, depuis le concierge, Don Gaëtano, celui qui ouvre et ferme les portes, première figure initiatrice, jusqu'au pêcheur qui initie en silence à la mer, au cordonnier qui ouvre à l’humour

Le monde manifeste, riche, multiple, mais aussi, et donné dès les premières pages, le monde secret, caché, qui se perçoit tout d’abord à travers " les trappes murées, les passages secrets, les crimes et amours illicites ".

L’émerveillement est là, sans mièvrerie, devant la nature, la baie de Naples, le volcan, la ville, la mer. Et entraperçus, plus loin, le bonheur des langues, des études, des rencontres…
Le monde est là, à portée du regard pour une part, dans les histoires que raconte Don Gaëtano à l’enfant, histoires individuelles, histoire collective aussi, celle du " peuple " napolitain au moment de l’Occupation et juste après. Histoires lues dans les livres, aussi, qui "gardent l’empreinte d’une personne, plus que les vêtements et les chaussures".
"L’homme est un recueil d’histoires, plus il est bas, plus il en reçoit."

La nécessaire humilité de celui qui reçoit, mais aussi de celui qui donne, raconte, se fait passeur de monde : " Je dois t ‘apprendre et je dois te perdre ", dit Don Gaëtano à l’enfant. "Un jour tu auras fini d’apprendre de moi".

Passé l’enfance, ce n’est pas dans la famille que l’on grandit. Il s’agit d’être "apprenti de tout", et pour cela, de partir et découvrir.

Superbe !